Les seules traces de la collision que conserve le lowa après avoir coupé en deux la Molly Bender ne sont guère que quelques éraflures sur la peinture de son étrave. Fawkes n’a pas ressenti le moindre choc. Il aurait pu éviter la catastrophe en mettant la barre à bâbord toute, mais cela aurait écarté le navire de guerre de la partie la plus profonde du chenal et l’aurait mis au sec.
Le moindre centimètre lui est nécessaire entre le lit du fleuve et la quille du lowa. Au cours des mois passés, le fait d’arracher au navire des centaines de tonnes d’acier a ramené le tirant d’eau de 12 à moins de 7 mètres et laissé à Fawkes une marge de sécurité de l’épaisseur d’une feuille de papier ou peu s’en faut. Pourtant, même ainsi allégé, les énormes hélices du lowa brassent la vase du fond, et le navire laisse un sillage boueux sur des kilomètres.
Les innombrables explorations que Fawkes a menées d’amont en aval du fleuve, pour en sonder chaque mètre, chaque banc de sable, pour repérer chaque balise du chenal, se révèlent payantes. Dans le rideau de neige fondue qui s’éclaircit, il distingue maintenant la balise lumineuse qui marque le centre du chenal devant l’île de Saint-Clément et, une ou deux minutes plus tard, ses oreilles accueillent comme un vieil ami le glas sépulcral de sa cloche. Il essuie l’une après l’autre sur ses manches ses mains ruisselantes de sueur. On en arrive maintenant à la partie la plus délicate du voyage.
Depuis l’instant où il a clandestinement levé l’ancre, Fawkes n’a pas cessé une minute de penser au dangereux passage des bancs de Kettle Bottom, une section du fleuve longue d’une dizaine de kilomètres et sillonnée d’un réseau de hauts-fonds de sable qui pourraient bien accrocher la quille du lowa et le retenir impuissant loin de son objectif.
Il laisse d’une main la barre pour prendre le microphone.
— Sondez sans arrêt le fond et donnez-le-moi.
— Compris, Cap’tain, répond une voix déformée par le haut-parleur.
Trois ponts au-dessous, deux hommes de l’équipage noir de Fawkes se relaient pour annoncer le sondage à mesure que les chiffres apparaissent sur l’indicateur modifié pour indiquer des pieds et non plus des brasses.
- 26 pieds… 25… 24, 5…
Ils abordent les bancs de sable de Kettle Bottom, et Fawkes est en alerte ; ses énormes poings paraissent rivés aux poignées de la barre.
En bas, dans la salle des machines, Emma s’efforce d’aider la malheureuse poignée de soutiers qui chauffent l’énorme navire. Ils ruissellent de sueur pour s’acquitter d’une tâche qui exigerait normalement cinq fois plus d’hommes. Certes, le démontage de deux des machines a simplifié leur travail, mais il leur reste encore beaucoup trop à faire, d’autant qu’ils sont non seulement soutiers et mécaniciens, mais qu’ils serviront aussi de canonniers quand l’heure sonnera.
Emma n’est pas de ces gens qui se jettent avidement sur les travaux manuels ; alors il essaie de se rendre utile en passant à la ronde la cruche d’eau. Dans le brouillard infernal de vapeur surchauffée, personne ne songe à s’étonner d’un nouveau visage ; les hommes sont trop heureux de boire le liquide qui remplace dans leur chair la sueur qui coule de leurs pores.
Ils travaillent en aveugles, ignorants de ce qui se passe de l’autre côté du blindage d’acier de la coque, sans avoir la moindre idée de la destination du navire. Lorsqu’ils ont embarqué, le capitaine leur a dit seulement qu’ils allaient faire une petite sortie d’entraînement pour essayer les moteurs et tirer quelques salves avec les grosses pièces. Ils croient qu’ils ont levé l’ancre pour aller faire un tour dans l’Atlantique. Aussi sont-ils abasourdis lorsque, tout à coup, le navire se met à trembler et que la coque proteste en grinçant sous leurs pieds.
Le lowa vient de toucher un banc de sable. La succion de la boue a coupé rudement sa course, mais il continue d’avancer sur la vitesse acquise.
— En avant toute !
Le commandement tombe de la timonerie. Les deux gigantesques arbres d’hélices accélèrent leurs puissantes révolutions sous l’impulsion de leurs 106 000 chevaux.
Dans la chambre des machines, le visage des hommes révèle l’incompréhension et la stupeur. Ils pensaient se trouver en eau profonde.
Charles Shaba, le chef mécanicien, appelle la passerelle.
— Capitaine, nous avons touché ?
— Oui, mon garçon, nous avons rencontré un banc non signalé, tonne la voix de Fawkes. Continue à forcer jusqu’à ce que nous passions.
Shaba n’est pas aussi optimiste que son capitaine. Il semble que le navire ne progresse plus qu’imperceptiblement. Les plaques du pont vibrent sous ses pieds, ébranlées par l’effort des moteurs qui poussent dans leur berceau. Mais il a l’impression que, finalement, leur rythme redevient progressivement normal, comme si les hélices tournaient de nouveau en eau libre. Une minute plus tard, Fawkes crie de la timonerie :
— Vous pouvez dire à vos gars que nous sommes passés. Nous avons retrouvé l’eau !
Les hommes de l’équipe de la machine poursuivent leur tâche avec un sourire retrouvé. Un graisseur entonne une chanson populaire, que tous reprennent en chœur sur le fond sonore des turbines.
Emma est le seul qui ne chante pas. C’est qu’il est le seul aussi à connaître la vérité que cache l’étrange croisière du lowa. Dans quelques heures, tous ces hommes seront morts. Ils auraient peut-être été sauvés si la quille du cuirassé était restée prisonnière du banc de sable. Mais le destin ne l’a pas voulu.
C’est à Fawkes que la chance sourit, songe Emma. Une sacrée chance. Pour le moment.